Petits bouts de Nietzsche (2)


Suite, moins conséquente, des morceaux choisis et blas inadéquats.


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"Socrate, simple aveu de ma part, m'est si proche que je suis en perpétuel conflit avec lui." (IV, 188 ; 144)

C'est probablement la phrase qui m'a, dans tout le recueil, titillé et plu le plus.

"Comment faut-il comprendre le combat de Platon contre la rhétorique ? Il envie son influence." (IV, 193 ; 148)

Comment comprendre le combat de Nietzche contre Platon ? Il envie son influence. (Facile, je sais.) Il veut faire tomber toute l'architecture construite par celui-là, mettre par terre l'éthique, la métaphysique, la physique dessinées par Platon, démensonger la philosophie et la vie de l'héritage platonicien, entre autres de

"l'infâme prétention au bonheur" (IV, 193 ; 147)

qui préoccupe tant ceux qui viennent après Socrate(-Platon). C'est un combat, un conflit, une guerre : N veut faire rouler Platon dans la poussière.

Bien ou mal heureusement pour N, m'est avis qu'Aristote — la véritable incarnation de la pré-science et origine involontaire probable de l'instinct alors contemporain de connaissance sans discernement — eut plus grande fortune que Platon. (On objectera les suites augustiniennes et plotiniennes ; mais l'influence d'Aristote, en tous domaines, et au-delà de l'exemple usé de Thomas, eut une influence, semble-t-il, bien plus profonde.) Ceci dit, l'adversaire naturel, est celui qu'on peut comprendre le mieux, qui nous est le plus "proche" : c'est un soi possible. (N n'a pas le tour d'esprit scientifique : peu de chance qu'il se retrouve à échanger des coups avec Aristote.)

Nietzsche et Platon écrivent, sèment pour les générations futures ; Socrate descend à l'agora, et parle, démonte, démontre, tente de convaincre, à l'ors. Si Platon est proche de Nietzsche, Socrate est peut-être proche de Zarathoustra — le Socrate rêvé par Nietzsche ? Et Niezsche, le Platon rêvé par Nietzsche lui-même ?

Ceci dit, en vitesse, à cent trente et quelques années, qui des deux a gagné le match, n'est pas sujet à doute. Merci à qui ? à l'imprimerie ?

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"le philosophe reconnaît le langage de la nature et dit : « Nous avons besoin de l'art » et « il ne nous faut qu'une partie du savoir »." (I, 51 ; 55)

C'est un leitmotiv de N : Seule une part de la connaissance est nécessaire à la vie.
Au moyen-âge (si toutefois cette expression a un sens), l'histoire et les sciences de la nature furent, selon N — qui n'est pas un "scientifique" (il y aurait matière à redire, en ce qui concerne notre tri-partition disciplinaire : littéraire / scientifique / manuel, pour faire court) —, un mal nécessaire à l'émancipation et au rejet de l'emprise religieuse et de la croyance. Le souci est qu'elle fonctionne à présent de manière autonome, croît pour croître, et se trouve coupée de la vie (rappelez-vous le spécialiste du cerveau de la sangsue de Z, rencontré dans les marécages — du savoir) alors qu'elle devrait servir celle-ci.

"Comme l'abeille travaille en même temps à construite les cellules et à remplir ces cellules de miel, ainsi la science travaille sans cesse à ce grand colombarium des concepts, au sépulcre des intuittions, et construit toujours de nouveaux et de plus hauts étages, elle façonne, nettoie, rénove les vieilles cellules, elle s'efforce surtout d'emplir ce colombage surélevé jusqu'au monstrueux et d'y ranger le monde empirique tout entier, c'est-à-dire le monde anthropomorphique." (III, 2 ; 129)


La science biffe l'intuition artistique comme mode de connaissance, au profit de la logique — qui fait du connaître une tautologie, du vent, du vide, fondé sur la métonymie de la définition des choses par leur relations (I, 152 ; 97-98) : vain.
(On pourrait objecter qu'il faut une bonne dose d'intuition pour tout découverte ; la suite est une autre histoire, celle des bureaucrates de science et savoir.)
Et l'ors que la science devient fin en soi, et que le connaître se fait sans discernement,

"l'humanité a dans la connaissance un beau moyen pour périr." (I, 125 ; 86)


Qu'opposer au savoir ?

C'est un autre leitmotiv de N : L'art est nécessaire à la vie, à fin de juguler le savoir et la science.
L'art est la contrepartie et la décharge (en tous sens) de l'ordre. C'est Apollon (la lumière, la logique, la retenue, la règle) et Dionysos (le vin, l'intuition, la passion, le travers) ; c'est l'ordre — et le chaos, l'étoile dansante, le mensonge vérace immédiat, comme essentiel exutoire de la vie de l'individu, en société, sous contrainte.
C'est bien sûr l'œuvre d'art (le voir ouvert nourrit) ; c'est aussi l'acte créatif (le faire irrestreint libère) ; c'est aussi l'intuition (qui fait confusion des choses et concepts, et identifie le non-identique) comme mode alternatif de connaissance (I, 149 ; 95).
(N fit son lot de poèmes, à côté de ses livres d'aphorismes philosophiques ; il fit aussi, et surtout, Zarathoustra, qui mêle tout cela.)
C'est relever l'importance du "rapport esthétique" (III, 1 ; 127), seul existant entre le sujet et l'objet — entre lesquels n'est ni causalité, ni exactitude, ni expression : "une transposition insinuante, une traduction balbutiante dans une langue tout à fait étrangère".
Il faut renforcer de pair les "instincts moraux et esthétiques" (I, 43 ; 51) — et ça c'est une autre paire de manches.
M'est avis que N aurait long à dire — ou très peu, mais en très violent — sur la démocratisation de l'art de nos temps super-commerciaux, où l'art fut récupéré par l'autre ennemi, imprévu. C'est que le savoir devint l'outil du commerce, qui fit et fait bon marché de l'art. N, nomade et lecteur de Kant, oublia de prendre en compte, comme forces négatives-réactives possibles, l'économie, la monnaie, et le règne de l'immatériel pressenti par Hegel.
Enfin bref, on est pas sorti de l'auberge !

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