Petits bouts de Nietzsche (1)


Autre part de la valise de novembre, et relecture :
Friedrich NIETZSCHE. Le livre du philosophe. Études théorétiques. Trad., intro. & notes par A. KREMER-MARIETTI. P : FG Flammarion, 1998.

Autant dire que ce recueil d'ébauches (1872-1875), abandonnées par Nietzsche, n'est pas mon préféré. Précisément parce qu'il est moins travaillé ? que ce ne sont que des brouillons ? impubliés à raison ? un peu de tout cela peut-être.


Nietzsche me fut toujours sûr compagnon. Cela faisait long-temps que je ne lui avais fait visite. Beaucoup d'idées stimulantes ; quelques obsessions plus marquées ici qu'ailleurs ; une confiance et un espoir en certaines choses, qui m'échappent de plus en plus sûrement.

Ici quelques passages, plutôt OVNIs que ceux, habituels, sur l'instinct de connaissance sans discernement, sur le conflit entre la sagesse, la religion, le savoir et l'art, sur les figures du philosophe, du saint et de l'artiste, sur la dissimulation, l'illusion et le mythe, sur pré- et post-socratiques...

Les notes de lecture apparaîtront, comme pour les précédents petits bouts de, sur le livre d'images, en temps.

Ah, le plan du recueil :
I — Le dernier philosophe. Considérations sur le conflit de l'art et de la connaissance. (1872)
II — Le philosophe comme médecin de la civilisation. (1873)
III — Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral. (1873)
IV — La science et la sagesse en conflit. (1875)

Quelques citations, donc, et leur inutile commentaire.

*

"La bonté et la pitié sont heureusement indépendantes du dépérissement et de la réussite d'une religion : par contre les bonnes actions sont bien déterminées par des impératifs religieux. La majeure partie des bonnes actions conformes au devoir n'a aucune valeur éthique, mais est obtenue par contrainte.
La moralité
pratique souffrira beaucoup de la chute d'une religion. Il semble que la métaphysique de la récompense et de la punition soit indispensable.
Si l'on pouvait créer les
mœurs, des mœurs puissantes ! Avec elles on aurait aussi la moralité." (I, 45 ; 52)


"Il semble que la métaphysique de la récompense et de la punition soit indispensable"... Toujours le bâton et la carotte, n'est-ce pas.

J'ai tout de même du mal à voir ce que N entend par les "bonnes actions", si celles guidées par la "bonté" et la "pitié" en sont exclues. Que seraient bonté et pitié sans acte ? Est-il pertinent de distinguer une moralité "pratique", d'une moralité théorique, qui voudrait dire quoi : profession de bons sentiments ?

Mmmh. Pourquoi pas ; on pourrait suivre le raisonnement. Après tout, en réduisant la bonté à la sym-pathie / com-passion et la pitié à l'em-pathie, on pourrait accepter que le seul fait d'éprouver ces sentiments (ressentir / souffrir avec l'autre ; ressentir / souffrir en soi ce que l'autre ressent) donne un référent suffisant à ces deux mots. Un peu capillotracté, tout de même. Enfin bref.

N veut probablement dire que les belles velléités ne suffisent : les gestes doivent suivre. C'est un impératif d'agir, qui manque, depuis que les gens n'ont plus peur des enfers.

Certes, c'est un tort de restreindre le constricteur à la religion : les appareils de pouvoir (état, police, armée, droit, &c.) sont également bien présents : le bâton étatique, ce n'est pas nouveau.
Ce sur quoi N met le doigt ici est très-instructif : la religion disent "Tu dois" ; mais l'état ne dis que "Tu ne dois pas". C'est que l'état laïc ne se mêle pas d'éthique : les seuls impératifs qu'adresse le pouvoir sont choses de la matière (tu dois payer tes impôts, &c. ; une réserve, peut-être : la non-assistance à personne en danger ?) ; pour le reste, faites ce que vous voulez.

Autre chose. L'impératif religieux est un donnant-donnant : à faire ce qu'intimé, il y a gain métaphysique (paradis ou autre). La défense étatique est sans contrepartie : en cas de non-respect le bâton légal tombe, point : où donc est la carotte ? C'est là qu'est la supercherie : la carotte est précisément vécue comme l'absence de bâton : si vous vous abstenez de faire tout ce que je vous défend de faire, j'aurais l'amabilité de vous laisser tranquille...

(Le Japon comme paradigme d'intégration de cette façon de penser : l'abstention comme règle de vie : le meilleur moyen d'être tranquille, c'est de ne s'occuper de rien de ce qui se passe autour de nous, hors la famille, vécue comme seule sphère privée — encor que, à présent, vu l'abstention parentale (et éventuellement filiale) : la responsabilité vis-à-vis de ses propres enfants même, est poussée hors du cercle familial, et n'importe qui fait l'affaire : enseignants, tuteurs, camarades, parents des camarades, &c. C'est le pervertissement par raccourci bien pratique des 見猿, 聞か猿 et 言わ猿 de Hidari Jingoro : non pas Je ne vois rien de mal, Je n'entends rien de mal, Je ne dis rien de mal ; mais Je ne vois rien, Je n'entends rien, Je ne dis rien — mais demande tout de même aux autres de prendre leurs responsabilités... Enfin bref.)

N ne croit pas à une éventuelle carotte étatique (il semble par ailleurs ignorer superbement l'état : c'est assez curieux et intéressant). Il souhaite des "mœurs puissantes", qu'il faut "créer". C'est à dire, quoi ? probablement l'assimilation en soi de la carotte et du bâton. Et comment fait-on ? comment crée-t-on ? par l'instruction : il faut bâtir en soi.

Le bâton et la carotte ne sont par ailleurs pas uniquement des "métaphysiques" : récompense et punition sont effectivement des "physiques". Si l'on ne fait plus rêver les gamins à leur promettre le ciel, si on ne les fait plus trembler à les menacer des enfers, récompense et punition sont le fondement du système instructif (et pas seulement du système éducatif, qui n'a que mauvaises et bonnes notes, passerelles pour d'autres lieux, &c. à offrir : que les parents s'en contre-fichent, et tout est par-terre). Les petits n'ont qu'un souci : leur propre plaisir, qui est à la fois satisfaction, non exactement matérielle, mais mmmh, possessive — faire du monde que je découvre, mon monde : Je veux Je veux Je veux (m'approprier) —, et satisfaction (j'allais écrire : confort — mais le confort est bien une idée d'adulte, de résignation, de limite : l'appétit enfantin ne connaît pas de limite) psychologique — souci schématique : que maman et/ou papa, et les autres personnes qui satisfont le désir possessif, continuent de les "aimer" (qu'on oppose un Non à un Je veux, il est vécu comme une diminution d' "amour").

Là il est quelque chose qui me dérange. Les enfants ne sont que mimétisme : on — on : les adultes, au premier chef les parents — a réussi à créer une conception purement matérielle de l'aimance. On objectera qu'il faut bien matérialiser, donner preuve — qu'elle soit sourire, geste, ou cadeau, &c. Reste que c'est bien plus facile de créer, de conditionner ce réflexe avec des choses, plutôt que par des actions. — Allez, arrête de pleurer, tu auras des cartes Pokemon. — Snif, deux paquets ? — si tu veux. — Yay ! (version "carotte"). (Version "bâton" : — Arrête de pleurer, sinon pas de télé !) Dans un cas comme dans l'autre, hop, démission morale parentale : les mœurs que N attend ne viendront pas encor ce coup-ci.

C'est que ce conditionnement, pense, m'est avis, N, ne peut se faire que par l'exemple des actes des "grands hommes" (en d'autres époques, c'était les Vies de Plutarque). C'est pourquoi il écrit que

"[l]a plus grande perte que l'humanité puisse subir, c'est l'avortement des types de vie supérieurs." (IV, 194 ; 149)

Avec les exemples actuels, il est évident qu'on est mal barré : où trouver l'exemplaire splendide ? (...) Sauf que pour les gamins, nous sommes tous des exemples valables — à commencer, encor une fois, par les parents, puis les enseignants, puis les autres enfants, qui ont pris et prennent à leur tour exemple sur ceux-là. Or que donne-t-on à voir aux gamins ?

"[L]'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité" (III, 1 ; 118),

c'est à dire, "l'art de la dissimulation" à son sommet (moyen de conservation pour les individus les plus faibles, selon N ; Darwin n'est pas loin). Je ne pense pas ici particulièrement aux habituelles regaines doltiennes : pas de querelle de couple devant l'enfant, pas de violence, pas de scènes de désir, &c. ; mais aux actes quotidiens, à tous les actes quotidiens, précisément aux mœurs (dont les précédents font bien sûr partie, en tant qu'exceptionnel). Et ce n'est pas brillant, vous en conviendrez. Comment faire assimiler les prêcheries qu'on viole à chaque instant ? On prend vraiment les gosses pour des idiots. (Plus précisément, on prend les gamins pour, littéralement, des enfants : des êtres sans voix, donc sans jugement, sans jugeotte. Là aussi, infantiliser — que ce soit le jeune ou le vieil âge — c'est bien pratique. Tsss.)

Ce qui manque, c'est un prochain qui soit exemplaire.

Après, allez savoir ce sur qui ou quoi il faut prendre exemple ; allez savoir ce qu'est un bon ou mauvais exemple. Nous vivons en des temps de relativisme quasi-absolu, où l'on rira devant les impératifs kantiens & variantes : comment généraliser les Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse et Fais ce que tu voudrais qu'on te fasse ? on nous opposera qu'il y a des fous, des sadiques, des masochistes, &c., et donc qu'on ne peut, &c. Réponse unique : il faut n'en avoir rien à faire, de ce qu'on nous répond.

Le premier réflexe de Zarathoustra, c'est le coup de poing ou le coup de cane (Que les idiots se taisent ; je les rappelle à la terre) ; ensuite il parle ; sauf qu'on l'entend, mais ne l'écoute jamais, ou alors de travers ; donc il agit comme bon lui semble, se remet, seul, à marcher, rencontre d'autres, ailleurs, pour la même farandole : Zarathoustra est un prêcheur dans le désert. Zarathoutra vient bien plus tard (1883-1885) que le présent recueil, et l'ors qu'il descend une première fois de sa montagne, il espère encor. Puis il remonte à sa grotte, rejoindre ses animaux, à fin de laisser encor un peu de temps aux hommes : c'est en vain. Z est inachevé : on ne sait comment Z finit (possiblement, comme une des traditions regardant Empédocle le veut, dans un volcan, suicidé ; on n'en sait les raisons, mais connait l'intérêt mêlé d'admiration de N pour E).

Sauf que Z aurait dû rester parmi les hommes. Attendre qu'ils changent tout seuls ? Ha ! la belle blague. Il faut bien que quelqu'un commence par montrer l'exemple. Z aurait pu être un de ceux-ci, à rester droit et fier, et n'en avoir rien à cirer des canons de son temps. Bien sûr, c'est tellement plus facile de se fondre dans la masse, de rester tranquille dans son coin, de singer les petitesses de ses semblables. En attendant, ceux-ci se reproduisent, et passent à la génération suivante les mêmes petitesses, qui fera de même ou, en réaction, fera d'autre, mais probablement toujours en pire. Et là il faut retrouver la prêche de N : non pas la fausse affirmation (mouton et âne), non pas la réaction (contre la fausse affirmation), mais la double affirmation, l'action. C'est la voie étroite et solitaire parfois ; mais à un moment, pas seulement pour soi, il faut choisir entre ce qui est facile, et ce qui est juste. Et si le cercle d'influence ne croît forcément que lentement, peu importe : être sans attente et ne désespérer pas, persévérer : un jour, sait-on jamais.

*

À suivre...

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